Nous ne pouvions finir cette semaine consacrée au rôle des médias dans le « jouer collectif » au service de l’intérêt général, sans évoquer leur contribution depuis plus de 30 ans au combat de l’AFM-Téléthon. Cette association incarne parfaitement les forces mais aussi les paradoxes de la co-construction en France. Retour sur les faits marquants de cette mobilisation inédite.
Les résultats viennent de tomber : 77 298 024 euros. Cette année encore, malgré les circonstances dramatiques que nous connaissons, la générosité des Français aura été au rendez-vous. Certes, le « compteur » n’a pas permis de rapporter autant de financement pour les maladies rares que les années précédentes ; mais ce chiffre est dans ce contexte exceptionnels … comme chaque année ! Après l’hommage rendu dès le 7 décembre dernier (cf. blog « AFM-Tététhon : la mobilisation n’est pas finie ! »), allons plus loin dans l’analyse pour comprendre comment ce combat incarne depuis 70 ans le paradoxe Français du « jouer collectif ».
L’AFM-Téléthon, notre « rêve national »
Comment expliquer que, chaque année, 200.000 personnes se mobilisent pour organiser un événement le 1er week-end de décembre, que 5 millions de Français soient au rendez-vous pour répondre à leur invitation, que 10.000 territoires s’organisent collectivement pour accueillir ce moment partagé de solidarité, et que 11.000 entreprises – de la TPE à la multinationale – se mobilisent pour y apporter leurs contributions ?
Certes, la cause est noble, mais il y a beaucoup d’autres besoins sociétaux pour lesquels s’engager, et aucun n’arrive à la cheville de l’AFM-Téléthon en termes de mobilisation collective, même quand tous les artistes du moment s’y associent. Alors pourquoi ?
C’est sans doute parce que depuis 70 ans l’AFM incarne parfaitement le sens de l’intérêt général, au plus profond de ses racines. Relisons l’histoire : les maladies neuromusculaires sont les plus complexes des maladies rares. Elles touchent les muscles, autrement dit, les liens entre nos organes, et il était alors impensable d’imaginer pouvoir les soigner. Les familles voyaient alors leurs enfants mourir dans leur jeunesse, sans rien pouvoir faire. Pire encore, maladie chronique dégénérative, elles découvraient un « beau jour » ou plutôt un jour de terreur que leur enfant en pleine santé allait disparaître prochainement avec un mécanisme de dégradation physique rapide et inéluctable. Ces familles ont alors refusé la fatalité. Elles ont commencé un combat dont elles savaient qu’il ne sauverait pas leurs enfants, mais qu’il y avait un espoir qu’ils puissent éviter dans l’avenir à d’autres familles de vivre le même cauchemar … et elles se sont battues sans relâche pour faire (Re)connaître la valeur de ce combat conte la mort qu’elles ont baptisé « la mort aux trousses » !!
Corneille fait dire au Cid : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! ». Aucun exemple n’est mieux adapté que l’AFM-Téléthon pour l’incarner. Il ne leur a pas seulement fallu lutter contre la maladie, mais aussi contre le scepticisme de tous, à commencer par les médecins : « A quoi bon se battre contre l’inéluctable ? » … Pourtant ils l’ont fait ! Leurs armes : leur « Rêve » comme épée et leur détermination comme bouclier. Un combat à 1.000 contre 1 … que les familles ont gagné aujourd’hui !
A leur premier succès scientifique majeur, la découverte du séquençage du génome en 1986, elles ont compris qu’il fallait inventer une stratégie collective qui dépasse leur propre cause, leurs propres besoins, et devienne le « Rêve » de tous les Français. Fort d’un voyage aux Etats-Unis, Pierre BIRAMBEAU est revenu avec le concept du Téléthon et la promesse de Jerry Lewis d’aider la France lors de son lancement en Europe. L’équipe d’alors a compris immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un simple « copier-coller » à reproduire, mais qu’il fallait tout réinventer … et une fois encore, l’AFM l’a fait.
La force de mobilisation des médias … et des Français
Ce sont les médias, à commencer par France Télévision – à qui il faut rendre hommage -, qui, malgré l’incongruité de l’idée, ont pris le risque de ce « pari de la confiance » : faire du Téléthon une « grande cause nationale » dans le cœur des Français. Une cause qui dépasse tous les clivages idéologiques, politiques … et même de solidarité. L’AFM a gagné ce pari fou grâce à l’engagement des médias. Pour une fois dans l’année, faire une communication positive qui mobilise chacun, et dont tous se sentent proche. Cet élan national, ce Lien commun entre nous, s’est renforcé au fil des années. Certains s’en sont offusqués, certains y ont vu un danger, d’autres une concurrence déloyale … Rien n’y a fait : le Téléthon incarne notre combat collectif !
Il est dans le cœur des Français comme un Mouvement de la solidarité collective. Mieux : comme l’incarnation de l’intérêt général en pratique, dans la « Vraie vie », celle à portée de main, car l’intérêt général se vit plus qu’il ne se dit !
Le secret de l’AFM-Téléthon est là : il a été découvert en 1994, 7 ans après le 1er Téléthon, et il porte un nom : la force T. T comme Terrain. Les « organisateurs de l’ombre » qui préparent durant toute l’année les 200.000 événements qui permettent de mobiliser en proximité les 5 millions de Français. C’est cette « infrastructure » de l’engagement qui constitue la colonne vertébrale du Téléthon. Les médias n’en sont « que » les réceptacles qui valorisent la récolte. Sans ces « Jardiniers de l’engagement », les « vitrines » de la vendange ne suffiraient pas à obtenir de tels résultats.
L’alchimie est là : les bénévoles, les médias et les Français. Se sentir utile, chacun à sa juste place, (re)connu pour sa contribution qu’elle soit grande ou petite, tous contributeur du même « édifice commun ». C’est ce qui a rendu le « Rêve » réalité !
Le « jouer collectif » au cœur du moteur du Rêve
A son arrivée en 2003, la nouvelle présidente, Laurence TIENNOT-HERMENT, va devoir relever un nouveau défi. Faire rêver c’est bien, l’accomplir c’est mieux ! Il va falloir accélérer l’invention des traitements.
Dès son arrivée, elle accélérera la force du « jouer collectif » en élargissant le cercle des réseaux mobilisés : à celui des scientifiques, des médias et des territoires, il faut ajouter celui des cliniciens, des investisseurs et des industries de la santé. Il ne s’agit plus seulement de faire (Re)connaître l’importance du combat et de mobiliser les chercheurs, il faut maintenant passer à la suite du chemin du médicament : des essais cliniques à la production de masse des traitements. L’implication des cliniciens lors des essais cliniques, la création de l’institut des biothérapies innovantes, l’investissement dans les biotech puis la création d’Yposkesi … Tout ira très vite, plus vite même qu’il n’était possible de l’imaginer il y a 15 ans. Le rêve s’est transformé en réalité bien tangible. Les premiers traitements sont là, et la guérison à portée de mains … après encore quelques années d’effort.
L’actualité de ce succès du « jouer collectif » a récemment défrayé une fois encore la chronique du « landerneau ». Le principal investisseur dans le laboratoire d’intérêt général Yposkesi va être coréen ! Comment lire et interpréter cette nouvelle réalité ?
Du point de vue des familles et des malades, c’est une excellente nouvelle. Yposkesi va enfin pouvoir disposer des moyens nécessaires pour investir dans « l’usine » à traitements innovants. Du point de vue de la santé, c’est un réel succès au-delà des maladies rares, car il n’y aurait pas eu un vaccin contre la Covid 19. Les biothérapies génétiques et cellulaire sont la médecine de demain. Si les 1,8 milliard d’euros de l’AFM-Téléthon n’avaient pas été investis dans des pistes thérapeutiques dans lesquelles personne ne voulait investir il y a 30 ans … ni même 15 ans, la science n’offrirait pas aujourd’hui un tel potentiel.
Du point de vue de la France et du « Rêve » français qu’a suscité l’AFM-Téléthon, quelle lecture de cet investissement asiatique ? Devons-nous collectivement le considérer comme la preuve de la capacité de la France à éclairer le monde sur les technologies du futur … ou est-ce l’échec de la dernière marche du « jouer collectif » ? Les deux lectures sont légitimement possibles.
Nous l’avons dit, l’AFM-Téléthon s’est co-construit durant 70 ans avec pour moteur la capacité de mobiliser tout l’écosystème français : les familles au-delà de leurs différences, les scientifiques au-delà des silos de leurs travaux, les médias au-delà de leur concurrence, les Français au-delà de leur diversité les organisations – associations, entreprises, fondations – au-delà de leurs statuts, les territoires – métropolitains, ruraux, ultra-marins – au-delà de leurs spécificités. C’est ce dépassement des différences pour en faire une force collective qui a permis de dépasser tous les obstacles pour parvenir à faire du rêve une réalité.
Alors une question : puisque ce sont les Français qui se sont mobilisés, pourquoi l’investissement dans « l’usine » n’est-il pas français ? Nous touchons là au plafond de verre de notre modèle ! Nous rêvons de « jouer collectif », nous parvenons même à le mettre en œuvre sur le terrain … mais nous sommes incapables d’en reconnaître la valeur !
Lorsqu’en 2011-2012, l’AFM-Téléthon a souhaité co-investir dans la biotechnologie, elle s’est tournée vers la Caisse des Dépôts. Cette dernière, fidèle à son histoire et à son positionnement, a su y lire le lien entre économie et intérêt général. Ne nous trompons pas, la décision d’investissement n’a pas seulement été analysée au niveau de CDC-Entreprise (devenue depuis BPI), mais aussi au niveau de la Direction Générale de la CDC où plusieurs services ont été mobilisé pour étudier l’opportunité d’un tel investissement, non seulement d’un point de vue économique, mais aussi territorial et sociétal. Le croisement de ces regards avait alors permis de prendre un risque qui intègre une innovation plus large. La première étape d’investissement a donc pu être engagée.
Alors pourquoi, 7 ans plus tard, nous n’avons pas réussi à garder en France ce fleuron de la « médecine de demain ! ». La séparation de la Caisse des Dépôts et de la BPI, complexifiant les articulations, ne peut expliquer à elle seule la situation. Ce serait un peu facile, et surtout très injuste pour ces deux institutions qui jouent un rôle structurant, tant pour l’économie que pour l’intérêt général. Elles incarnent l’infrastructure dont nous avons besoin, et qui est à la manœuvre.
Descendons plus encore à la racine de cette incapacité à voir dans un investissement d’intérêt général, une opportunité économique pour l’avenir. « Qu’est-ce qui peut bien provenir d’une mobilisation d’intérêt général ? » « Soyons sérieux, ce ne sont que des familles de malades ! » Des bons sentiments oui, mais rien de sérieux pour notre élite ! La France est visionnaire, entreprenante, pétrie d’intérêt général… mais arrogante. Elle part toujours en tête… et chute à la dernière ligne droite parce qu’elle ne sait pas mobiliser l’ensemble des forces vives pour « boucler la boucle ».
Nous touchons là au « plafond de verre » de notre modèle français qui se traduit par 3 freins structurels :
- L’arrogance des élites, véritables mandarins… devenus des « Rois fainéants » par manque de vision et indigestion de système de gestion toujours plus complexe et toujours moins efficients,
- Le manque de cohérence de l’Etat, fort de discours et de Loi… mais incapable de suivre et d’évaluer le Sens de l’Action,
- Le manque d’ambition économique… compensée par une sur-focalisation de la financiarisation.
A qui la faute ? A nous tous ! Ce serait trop facile d’accuser les élites, de faire des reproches à l’Etat et de critiquer les dérives financières sans nous questionner sur notre propre responsabilité. Qui peut prétendre savoir ? Qui peut dans le contexte actuel dire sérieusement qu’il ferait mieux ? Alors n’est-il pas tant de changer de méthode ?
Dans son carnet de recherche « modèles socio-économiques : nous sommes tous concernés ! », Le RAMEAU expose les résultats de ses travaux de recherche empirique sur la co-construction du bien commun mené depuis 15 ans. Là encore nous prenions l’exemple de l’AFM-Téléthon pour inviter au « pari de la confiance » plutôt qu’à la « désespérance de la défiance ». Nous devons (ré)inventer le Sens de la vision plutôt que de nous enfermer collectivement dans la dictature de l’opinion. Là encore, comme il y a 70 ans pour l’AFM-Téléthon, il faut y croire, mobiliser des femmes et des hommes de bonne volonté, se mettre à la tâche sans attendre, accepter d’avoir beaucoup d’échecs avant les premiers succès, s’entourer de toutes les volontés pour « Agir ensemble » sans « critères » ni « sélection »… et surtout une confiance dans notre capacité collective à (re)lever le défis de retisser un Lien commun que nous croyons tous oubliés… mais qui est là, déjà présent sur les Territoires, déjà à l’œuvre sans que nous ne nous le conscientisions. Alors oui, n’ayons plus peur ! Faisons le premier pas est « Osons les Territoires !», lieux de la (Re)Naissance.
Charles-Benoît HEIDSIECK, Président-fondateur du RAMEAU